Inclassables – Je suis venu

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Je suis venu

Je suis bien content que je sois venu. Cela fait si longtemps que je croupis, seul, oublié de toutes celles et ceux sur lesquels je comptais. Mais qui sont restés dans leurs limbes, sans qu’aucun d’entre eux ne daigne faire au moins un bref passage dans mon enfer. Enfin, aujourd’hui, après tout ce temps, alors que je n’attendais plus personne, je suis là. J’ai un peu honte d’avoir douté : j’aurais dû avoir confiance, savoir que je pouvais compter sur moi. Je me souris.

Au premier coup d’œil, j’ai failli ne pas me reconnaître. Ai-je tant changé ? Je n’en ai pourtant pas l’impression. Je me scrute sans vergogne, détaillant les plis, les rides, les angles et les ombres de mon visage, de mes mains, de mon corps. Quand je finis par m’en rendre compte, je détourne les yeux en toussotant. Quelle façon de se comporter ! Mais pendant que je fixe la fenêtre d’un air dégagé, je continue de tourner et retourner la question dans ma tête. Je ne pense pas avoir beaucoup changé : mon inspection n’a fait émerger aucune différence notable avec mes souvenirs. Ce n’est pas cela qui peut expliquer ma surprise, ces interminables secondes pendant lesquelles je me suis ressassé jusqu’à la nausée un : « mais qui est-ce ? » dont la réponse m’échappait. Non je n’ai pas changé. C’est donc autre chose.
Je suis devenu fou !
J’ai perdu la mémoire ?
Je m’étais oublié. Oui, c’est cela. Pourvu que ce ne soit « que » cela.
S’oublier, tout de même, quelle déchéance. Heureusement que je me suis souvenu : cela prouve que rien d’irrémédiable ne m’est encore arrivé. Je n’ai pas perdu mes souvenirs.
Juste temporairement égarés.
Enfin, je le souhaite.

Mais je m’égare dans ces pensées et soudain revient au présent, au concret, comme on trébuche à la fin d’un tapis roulant. Je suis là, tout de même ! Un peu de politesse ne serait pas superflue ! Je me regarde alors avec – je le sens – le rouge aux joues. Fait un signe vers le fauteuil en me félicitant de ma chance en le voyant vidé de son habituel fouillis de vêtement sales, journaux froissés et autres bois flottés de la vie quotidienne, déposés là par les marées de mes journées. Le fauteuil est vide, je me demande un instant pourquoi, puis j’oublie : c’est tant mieux.

Je m’installe, croise les genoux, m’enfonce à la recherche d’un confort que ce mobilier n’autorise pas vraiment. Je me regarde et me souris. Je me demande depuis combien de temps… Ça doit remonter au déménagement de Max, au moins. Je me le demande à voix haute, mais la réponse est un geste de la main qui peut aussi bien vouloir dire « plus loin encore » que « qu’importe ! » Avec un sourire pour atténuer le geste : pas de réponse, mais pas de reproche. L’essentiel, après tout, c’est le présent, tant qu’il y en a. Et cette visite, ma visite, a cet immense mérite d’ancrer dans mon ennui cotonneux un présent plein de vie, porteur de souvenirs et – qui sait – d’un futur ?

Un verre ? De l’eau ou un jus de fruit ? Non, je sais bien que la seule proposition que j’accepterais serait un alcool. Et ici… Autant chercher un préservatif dans la table de chevet du pape. C’est presque amusant, d’ailleurs, cette phobie que j’ai toujours eu contre l’ingestion de boisson insuffisamment alcoolisées, hors de mon domicile. Chez moi, pas de risque, pas de crainte. Mais dehors, comment savoir ? Comment oser prendre le risque d’une contamination ? Alors à l’infection possible, le seul remède certain : désinfection à l’éthanol, 45 % minimum. Excuse d’alcoolique ou compulsion paranoïaque ? Je n’ai jamais vraiment su en décider, mais étant agréable compagnon, je me suis toujours pardonné aisément cette excentricité anodine.
N’empêche, siroter un verre en commun est une aide appréciable quand l’ambiance est tendue ou gênée. Tant pis.

Je me regarde à nouveau, et cette fois remarque une différence. Les favoris qui encadrent mon visage ont pris une teinte indéniablement plus claire que par le passé. Gris-blanc plus que poivre et sel. Cela me va bien, d’ailleurs. Me donne un air de sagesse un peu sévère que je m’envie un peu. Moi qui ait juste l’air décrépi, que ne donnerais-je pour avoir cette allure noble, cet apparence de sagesse calme et tolérante. Regrets à remâcher jusqu’à ce que je n’aie plus de dents. Je me console en me disant que tout cela n’est qu’apparence, et que si j’ai pensé « apparence de sagesse », c’est que je me connais assez bien pour savoir que cette façade masque au regard des chambres dont la sagesse est loin d’être l’élément principal de décoration.

Mais je ne peux résister plus longtemps :
— Pourquoi ?
Pas de réponse. J’insiste :
— Pourquoi suis-je venu ? Pourquoi aujourd’hui, après tout ce temps ?
Toujours rien, malgré tout ce que j’ai pu rassembler de farouche pour le mettre dans mon regard. Finalement, un geste de la main, aussi flottant que le précédent. Et un murmure :
— Parce que c’était le moment, sans doute.
C’est semble-t-il tout ce à quoi j’aurais droit.
Le moment.
Facile.
Juste une pirouette, comme à mon habitude. Cette horripilante façon d’esquiver les questions gênantes ou difficiles, comme un danseur qui se cambre au dernier moment et dépose sa cocarde entre les cornes du taureau avec un air mêlé d’excuse et de triomphe. Maudit jongleur !
Mais je n’ai pas le choix, aujourd’hui, ce n’est pas moi qui tient le manche. D’ailleurs je ne tiens rien de ce marteau, je suis juste posé sur l’enclume, à attendre que le fer porte son jugement. C’est toujours à moi de jouer, dans cette partie où je ne pense pas pouvoir gagner.
— Je suppose que si je suis là, si « c’est le moment », c’est qu’on arrive au terme.
— C’est possible.
— On arrive près du terme ? Vraiment près ?
— Je n’en sais rien. Personne n’en sais rien. Je le sais, et moi aussi. Alors pourquoi poser la question ?
— Pourquoi ? Mais quelle autre question me reste-t-il à poser ?

Voilà qui clôt l’échange. Je baisse les yeux sans répondre. Oh, en soi, c’est une réponse. Remarquablement claire, d’ailleurs. Je retourne en moi-même chercher ce que je pourrais bien dire, quelle aide demander. Mais je me surprend en prenant la parole, alors même qu’il me semblait que c’était à moi de questionner. C’est moi le candidat, le chercheur, non ? Et pourtant c’est l’examinateur – ou son messager – qui m’interroge.
— Et les autres ?
— Les autres ? Quels autres ? Mes filles ? Mon fils ?
— Oui.
— C’est quoi au juste, cette question ? Je croyais qu’au point où j’en étais l’évidence n’avait plus sa place dans les échanges. Que seules les questions dont je ne connais pas encore la réponse étaient maintenant de mise !
— C’est vrai. L’habitude, pardon.
Mon excuse est acceptée d’un geste agacé. Les convenances sociales, quelle plaie ! Bien sûr que ni mon fils ni mes filles ne sont venues. Ils n’avaient pas envie de me voir avant, quand j’étais encore présentable, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait les attirer ici maintenant. J’essaye d’être objectif, de voir les choses comme du commerce : ils n’ont rien à y gagner, je n’ai rien à leur offrir, rien à attendre d’eux. Alors ?
Un soupir.
Elle, j’espère que je ne vais pas en parler. Parce que de mon côté, plutôt me faire arracher la langue que de prononcer son nom. Enfin, n’exagérons rien : sous anesthésie générale. Et la façon dont elle m’a ri au nez, non, ça suffit, j’ai dis que je n’y pensais pas.
Alors je me regarde. J’essaye de tracer le chemin parcouru sur les rides d’expression de ce visage que je connais si bien, et dont j’ignore tout. Cet œil gris-bleu qui aujourd’hui paraît délavé connaît-il encore ces éclats d’autrefois, quand il mesurait le monde et jouissait de le trouver à sa taille ? Ces mains qui pendent, inertes, comme oubliées alors même que je sais que leur relâchement, loin d’être inné, doit tout au contrôle et à l’apprentissage. Qu’il est la solution que j’ai trouvé pour régler le problème de leur embarrassante présence. Ces mains dont les tendons semblent plus marqués, cordes tendues et toujours plus serrées par les donne et les prend de l’existence, ces mains me semblent bien pâles, comme si le sang n’arrivait plus à vaincre l’inertie de leur immobilité. Cela n’a pas toujours été le cas, j’en jurerai. J’en jure ! Pourquoi ce conditionnel ?
Confiance.
Faire confiance à ma mémoire, pour ne pas voiler mes souvenirs du doute, de la peur.

Je ne parle toujours pas. Je dois être gêné par la fixité de mon regard, car je me détourne brusquement et fait face à la fenêtre.
— Quelle vue je m’offre ! Carré de briques sur fond de briques, quelle ouverture pour l’imaginaire.
Ma réflexion sarcastique n’entame pas ma placidité. Je fixe la fenêtre, me présentant mon profil droit. Entre les poils, sous le fil de la mâchoire, je distingue le souvenir d’une cicatrice, trace rosée à peine perceptible d’un été en Camargue. Une piqûre infectée que j’avais presque oubliée. Ma pomme d’Adam ne cesse de monter et descendre, comme si je cherchais en vain à déglutir. Ce doit être le cas, ou peu s’en faut. Et le morceau que je représente n’est pas du genre facile à avaler. Un goût de charogne. Une bouchée amère comme le sont les remords incrustés. Et probablement filandreuse, tressée qu’est cette vie de jours gris et inutiles.

Finalement je me fais face à nouveau. Soupire. Semble chercher le courage de commencer. Je me devance.
— Personne n’est venu. Jamais. Et soudain, je suis là. Sans raison ?
— Non. Pas sans raison.
— C’est tout ce qu’il me reste, alors ? Un face à face avec moi ?
Je sais bien que je n’aurai pas de réponse, ce qui est la réponse. Je soupire. Je soupire à l’unisson.
— Et pourquoi ? Ça a un sens ?
— Je ne sais pas. Peut-être.
— Je ne vois pas quel but cela pourrait viser. Cela paraît… Tellement vain ! Nombriliste.
— Je suis moi.
— La belle affaire ! Moi aussi, « je suis moi » ! Tout le monde peut dire : « je suis moi » !
— Je veux dire que je suis moi, et pas plus. Je sais ce que je sais. Et ce que j’ignore. Inutile d’en chercher plus en moi. Chez un autre, il y a peut-être des réponses, là où je n’en ai pas. Mais au fond je l’ignore. Je l’espère. Plus pour les autres que pour moi.
— Délire !…
Le silence retombe. Mais je sais que j’ai raison. Je sais que je n’aurai pas d’autre aide que la mienne pour ce qui s’en vient. Je sais que ce que je viens de me dire est la triste vérité, mon inévitable futur. Ce qui s’en vient.

Sauf si ma présence signifie que cela ne s’en vient plus. Parce que c’est là.

Je me souris, enfin j’essaye. Je lève la main droite, paume tournée vers moi. J’hésite un peu avant de me résoudre au miroir en levant la main gauche de la même façon. Rien ne semble plus se passer, mais je sais. Je vois que je m’estompe et disparaît à mes yeux quand les motifs du murs m’apparaissent, par transparence. Une image, puis une brume, puis plus rien.

Je reste seul.

Et je sens que je commence, moi aussi, à m’estomper.

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