Noires – Mercredis maigres

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Mercredis maigres

Il est bien évident (Et si ça ne l’est pas, c’est pour ça
que je l’explique…) que ce texte, s’il s’inspire de lieux et de personnages réels,
se permet de les faire se comporter d’une manière qui n’a (en tout cas je l’espère)
rien de commun avec la réalité. Dit autrement, si certains s’y reconnaissent,
j’espère qu’ils auront le sens de l’humour…

Un mercredi soir comme les autres. Un mercredi soir où les vieillards marchent sur les mains, et où les poules ont des dents. Un mercredi soir où les années passent en une phrase, et où les secondes durent un quart d’heure. Un mercredi soir où les chevaux sont toujours fringants, les chevaliers toujours courageux et les belles-mères toujours méchantes. Un mercredi soir où la bière coule à flots pour remplir les vides creusés par les paroles du conteur dans le silence des conversations. Un mercredi soir, dans un bar. Une soirée des « Mercredis maigres « …

Le nom de ces soirées avait été trouvé par René, un soir où la quantité d’alcool ingurgitée aurait dû disqualifier toute proposition. Mais étant amateur de jeux de mots alambiqués, voire douteux, il avait décidé, une fois dégrisé, de retenir celui-là. Le Mardi-Gras étant l’emblème quasi-absolu du conte religieux et diabolique, l’utiliser comme nom de baptême paraissait tout indiqué. Fusse de manière inutilement astucieuse… Les soirées avaient commencé, il y a presque deux ans, et le rythme de croisière était pris depuis longtemps. En guise de clin d’œil, une petite table couverte de victuailles trônait chaque soir de spectacle en bordure de scène. L’affluence était correcte sans être impressionnante, constituée d’un public averti, connaisseur. Des conteurs et conteuses se relayaient au fil des semaines pour varier les genres et les plaisirs. Tout allait bien. 

La première année avait connu le succès d’emblée, puis l’été et sa reläche s’étaient terminés, et tout le monde était prêt pour une nouvelle saison, riche de public et de plaisirs. Tout le monde… Sauf le public. Ce dernier, à la présence considérée à tort comme acquise, avait décidé de se faire rare. Changeant. Fantasque. Tout n’allait donc pas si bien que cela. 

Pour être franc, à cause de récentes coupes dans les programmes gouvernementaux de subventions aux activités culturelles, on peut même dire que tout allait franchement mal et que la crise couvait comme un incendie sous les feuilles.

Ouverture de la soirée.

Le speech convenu, les annonces, la liste de courriels qui passe. Une fois l’heure passée de dix minutes, vient le moment où il faut bien cesser de guetter l’entrée, en espérant encore quelques spectateurs de plus, et se décider à lancer le radeau… Mais, ce soir là, divine surprise. Alors même que Georgette, la partenaire de René, est encore en train d’annoncer le premier artiste, la porte qui s’ouvre et un, deux, cinq, une foule de gens qui entrent, bruissent, s’installent. Le bar est soudain rempli comme aux plus beaux jours de l’année passée, quand les collectifs faisaient rouler les clients surnuméraires sur le trottoir, expulsés par la pression trop forte de la salle bondée… On sent dans la voix de Georgette la jubilation qui monte, la fait se rengorger, en rajoutant dans ses vieux trucs scéniques. Ouverture « réelle  » de la soirée.

Le thème de cette dernière, lien hätivement trouvé entre les histoires du soir, est « série noire  » Depuis les débuts des Mercredis Maigres, René et Georgette ont pris l’habitude de se réunir avec les conteurs et conteuses du soir, une heure avant le spectacle, pour tenter de trouver un lien, un fil conducteur, entre les histoires que chacun et chacune ont pourtant préparées dans leur coin, sans concertation ni figure imposée. Ce fil rouge contribue, d’après Georgette, à donner un côté professionnel à l’animation de la soirée. Il contribue également, certains soirs, à quelques haussements de sourcils quand les spectateurs cherchent le rapport entre l’histoire et le thème de la soirée… Mais le public est indulgent, et cela fonctionne somme toute assez bien.

Ce soir la « série noire  » commence par Jean-Pierre, un habitué des lieux. Sa barbe de patriarche, son air matois, son phrasé traînant et son verbe riche et puissant sont connus des amateurs de conte. Une valeur sûre, jamais à court de répartie, et qui n’a pas son pareil pour lancer une soirée sur de bons rails. Le personnage réel est cependant nettement moins séduisant qu’il n’y paraît, car sous ses dehors bonhommes et rustiques, Jean-Pierre est un égoïste, qui ne donne que quand il est assuré de recevoir plus en retour. Cela ne contribue pas à sa réputation dans le milieu, mais ce dernier, microcosme aux tendances consanguines, privilégie toujours la discrétion et la diplomatie. Et indépendamment de ce qu’on pense de l’individu, aucune personne de bonne foi ne peut lui dénier son talent. Alors on applaudit… presque chaleureusement, et on attend qu’il regarde ailleurs avant de lui lancer un coup d’œil envieux, voire assassin. Au coin du feu du monde du conte, les coups de griffe sont discrets et les fleurets mouchetés…

Son histoire embarque bien, et le public suit, les yeux rivés sur la scène, oubliant pour un temps la bière et la voisine pour ne plus penser qu’aux protagoniste du suspense de Jean-Pierre. Dans le fond de la salle, Mathieu, l’ingénieur du son, tripote furieusement les boutons de sa console, ôtant puis remettant compulsivement ses écouteurs tout en émettant de perpétuels soupirs. C’est un anxieux, qui passe son temps à concevoir, imaginer, illustrer en 3D dans son esprit des catastrophes terribles et définitives qui ne se produisent jamais, mais maintiennent son taux d’adrénaline en permanence une coche au-dessus de « Surcharge  » 

Soudain, le public se reläche, éclate de rire à la chute de l’histoire de Jean-Pierre, d’un rire d’autant plus large chez les habitués que cette chute contient un jeu de mot subtil se moquant de René, sans pour autant le nommer. René sourit d’un air crispé, puis chausse ses lunettes et s’abîme dans la lecture d’une de ses célèbres fiches, carton sursaturé de gribouillis illisibles disposés dans tous les sens que la géométrie permet. Il läche un bref aboiement quand une bonne äme lui fait une remarque taquine sur la plaisanterie de Jean-Pierre, puis replonge dans sa fiche, la regardant à travers, par-dessus et par-dessous ses lunettes de presbyte qui ne veut pas avouer qu’il l’est. Georgette remonte sur scène et annonce la conteuse suivante.

Cette fois encore, René et Georgette n’ont pas pris de risque. Raymonde, la seconde conteuse est, elle aussi, une vieille habituée. Des histoires toujours traditionnelles, classiques, sans surprise. Et pourtant la voilà qui provoque la surprise chez les habitués, se lançant dans une histoire fantastique à la H.P. Lovecraft, ce qui est à mille lieux de lui ressembler… Elle s’en sort pourtant remarquablement bien, et les occasionnels se régalent. Les habitués – et plus encore les conteurs présents – commencent pour leur part à changer d’attitude et d’écoute. Car l’histoire que Raymonde est en train de conter, ils l’ont reconnue. Et ils commencent tous à se demander ce que la soirée leur réserve encore comme surprises. Tous… Ou presque. Georgette, elle, se renfrogne. De son point de vue, le conte est traditionnel ou n’est pas. C’est d’ailleurs pour elle l’un des motifs d’accrochages avec René. Ce dernier lui reproche de ne vouloir inviter que des conteurs « classiques « , éloignant d’après lui de leurs soirées le public jeune, qu’il pense plus friand d’histoire modernes. Elle lui rétorque qu’au contraire, c’est l’attrait du répertoire traditionnel qui les amène, ces pauvres jeunes citadins qui en ont été privés… Dialogue de sourds qui, en ces périodes difficiles, constitue l’essentiel de leurs échanges.

L’histoire de Raymonde n’est pas une création. Pas au plein sens du terme. Ce que les habitués ont reconnu, c’est une histoire de René, adaptée, au style, aux lieux et personnages modifiés, mais tout en restant bien reconnaissables. Il faut également savoir que René a créé cette histoire l’année précédente, en la présentant comme une création personnelle. Ce qui a fait tousser discrètement certaines personnes qui y ont reconnu un habile plagiat d’un auteur du siècle passé, auteur assez peu connu pour que le mensonge passe confortablement. Et comme entre gens de bonne compagnie, d’aussi vilains mots que « plagiaire  » n’ont pas cours, nul n’a fait plus que… Toussoter. Ce soir, Raymonde n’a pas précisé de qui était son histoire, laissant planer le doute. Mais le choix, la forme de ce récit sonnent clairement comme un défi à René. « Ton histoire était originale ? Eh bien, à ce compte là, la mienne l’est aussi…  » Un silence pesant commence à régner à la table des organisateurs de la soirée… Les conteurs qui y sont assis se regardent, regardent les organisateurs. Leurs visages sont faussement indifférents, plusieurs ont du mal à masquer leur amusement, voire leur jubilation.

Le troisième conteur à monter sur scène est Marc-André. Issu de la scène théätrale – tendance street-art – il est réputé pour ses envolées délirantes, ses images folles. Où l’absurde le dispute au fantastique. Et où la vacuité se transforme parfois en profondeur. Fondateur avec René, il y a plusieurs années, des « Samedis du diable Vauvert », premières soirées de contes de la ville, soirées devenues au fil des ans le « must », la Mecque, le lieu où se consacrent les réputations et les talents. Ce soir il a l’air très en forme, bondissant sur place, s’agrippant parfois au micro comme à une bouée de sauvetage avant de l’enlacer, puis de le frapper, au grand dam de Mathieu, l’ingénieur du son névrotique…

Le début de son histoire est un peu difficile à suivre, passant sans crier gare d’un orphelinat new-yorkais à la jungle amazonienne, d’un itinérant dormant sur un banc de métro à un sorcier Zuñi préparant un poison indétectable, fusse dans les laboratoires du FBI. Tout au long de l’histoire, le thème du vol revient, lancinant, thème principal qui dirige l’action mais pour autant n’explique rien. Ses actions, ses personnages, ses lieux, dans un tourbillon qui va s’accélérant se croisent, se percutent, se poursuivent et finalement débouchent – à la surprise générale – sur le Mont-Royal, à Montréal. Le sorcier Zuñi s’y livre à une cérémonie religieuse étrange, invoquant des esprits mauvais pour diriger leur hargne et leur puissance sur son ennemi, un médecin canadien venu voler des secrets médicinaux sur la réserve indienne. On apprend alors enfin que le médecin, usant de ruse, a fait miroiter, en échange de ces secrets, une récompense qui n’est jamais venue. Et qu’il est retourné dans le monde des blancs pour y obtenir indûment gloire, notoriété et argent, gräce aux traitements dérobés au sorcier. Les esprits mauvais qu’il invoque sont d’ailleurs étrangement matériels, car ce n’est pas par magie que leur vengeance opérera, mais par l’usage du poison préparé par le sorcier. Le voleur sera puni. 

Le talent de Marc-André a tenu le public en haleine, même si la structure de son histoire était pour le moins tarabiscotée. Et c’est des applaudissements nourris qui accueillent sa chute. Du côté des organisateurs et des conteurs, le malaise, lui, s’est amplifié. Ils savent que les relations entre René et Marc-André sont loin d’être au beau fixe, le second ayant reproché – parfois violemment – au premier de lui avoir fait une concurrence déloyale en organisant ses propres soirées, lui volant concept, conteurs… et public. Le message transmis par le conte est donc tout ce qu’il y a de plus clair. Il est même, vu la chute de l’histoire, un peu inquiétant…

C’est l’heure de la pause. Le chapeau circule dans le public, et se remplit rapidement, débordant presque de jolis billets bleus, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps. Des conciliabules chuchotés se déroulent, tous ceux qui ont compris que quelque chose se trame essayant d’en apprendre plus. D’autres, dont c’est la raison de la présence ce soir, donnant leurs explications et hypothèses. En effet, la semaine précédente, un bruit, une rumeur avait couru dans Montréal : « Venez mercredi prochain à la soirée de contes, il va y avoir du fun, ça va brasser !  » D’où l’affluence extraordinaire de ce soir. René et Georgette, eux, sirotent leur bière sans mot dire. Le regard fixe. A la table derrière eux, un gros homme au visage rougeaud semble être le seul à ne pas s’agiter. Il observe les présents intensément, l’un après l’autre, comme s’il les jaugeait.

Derrière le bar, Marie-France et Luc s’agitent furieusement, tirant la bière et servant les bretzels à une cadence qui s’accélère tandis qu’on s’achemine vers la fin de la pause. Elle reste souriante bien qu’affairée, tandis que lui affiche une mine sombre. Il acquiesce aux réflexions amère de Karyne, une habituée des soirées, qui est en train de se plaindre, comme à son habitude, qu’on voit toujours les même têtes, qu’il n’y a pas assez de place faite aux nouveaux. Elle a eu sa chance sur scène à quelques reprises, avec un bonheur inégal, dans la partie « micro ouvert  » d’une soirée, offerte aux amateurs désirant se lancer dans l’art du conte. Et, faisant sans doute partie de ces gens toujours insatisfaits, a rendu René responsable de ses performances moyennes, bien qu’il lui ait ouvert la scène. Au coin du bar, le gros homme attend la bière qu’il a commandée, les yeux mi-clos.

Luc acquiesce d’autant plus aux récriminations de Karyne que ce n’est un secret pour personne que depuis quelques semaines, le torchon brûle entre René et lui. Il brûle depuis que Luc, lui aussi, a demandé à René une place pour conter dans les micros ouverts. Il brûle depuis que René a été pris d’un fou-rire en entendant cette requête, et – quand il a été à nouveau en mesure de parler – lui a répondu en s’essuyant les yeux qu’il ferait mieux de s’améliorer en tant que barman plutôt que d’aller se ridiculiser sur une scène. Luc a visiblement peu goûté cette réponse, et depuis ce jour, un fracas de vaisselle entrechoquée derrière le bar accompagne systématiquement les interventions de René.

Fin de la pause. René se lève, pose sa fiche et ses lunettes, se dirige vers le bar sous lequel il récupère un petit sac de toile, puis se dirige vers la scène. Il s’est octroyé lui-même un passage dans cette soirée, faisant grincer quelques dents supplémentaires, les dents de ceux qui espéraient faire partie des conteurs invités et n’en sont pas. René est un excellent conteur. S’il n’a pas la flamboyance de Marc-André, le verbe d’un Jean-Pierre, il a le talent d’emmener le public où il le veut, sans excès ni fioritures. Mais avec une efficacité redoutable. On l’écoute, et en deux minutes on n’entend plus l’histoire, on la vit. Ce soir – hasard ou fatalité – son histoire regorge de points communs avec celle de Marc-André. Il y est aussi question de poison, d’indiens, de vengeance. Le point d’orgue est atteint quand René, un brin théätral malgré tout, sort une poignée de feuilles séchées du petit sac de toile qu’il dissimulait dans sa main et les disperse au vent du ventilateur de plafond en prononçant ses derniers mots : « Et le vent les emporte, le crime restera impuni. « 

Tonnerre d’applaudissements pour René qui salue et re-salue, un brin cabotin. Les sifflets et les cris s’apaisent enfin quand un hurlement jaillit de la table des organisateurs. Tous se retournent, se lèvent, cherchant à savoir ce qui se passe. Et tous constatent bien vite la raison de ce cri, poussé par Marie-Eve, la voisine de table de Georgette. Cette dernière offre un curieux tableau : écroulée sur la table, les poings crispés et la mächoire supérieure plantée dans son verre de bière, comme si elle avait décidé d’en croquer un morceau. L’équilibre de sa position est précaire, et les mouvements désordonnés de ses voisins de table la font vite s’affaler, tandis que le verre – que sa mächoire ne bloque plus – bascule, roule sur la table, puis plonge vers le sol et s’y écrase en un fracas cristallin.

Un mouvement de panique gagne la salle, mais est aussitôt interrompu par quatre hommes qui se lèvent et se précipitent pour bloquer les deux issues du bar, la porte principale et la sortie de secours. Un cinquième homme se lève à son tour, et d’une voix puissante, qui couvre le brouhaha affolé des présents, crie « POLICE ! Personne ne sort !…  » C’et le gros homme rougeaud qui pendant toute la soirée observait la salle et non la scène. Tous se figent un instant, la situation est tellement surprenante, tellement incongrue, que personne ne sait plus que dire ou que faire. Le policier à la voix de stentor se dirige rapidement vers Georgette, pose deux doigts sur sa carotide, attend quelques instants. Puis il fait une grimace, et approche son visage de la bouche de Georgette. Les spectateurs les plus proches l’entendent murmurer « Trop tard…  » Mais avant que quiconque ait pu dire ou faire quoi que ce soit, il se redresse, et s’adresse à la foule, de la même voix tonitruante : « PERSONNE NE BOUGE NI NE PARLE ! RESTEZ TOUS A VOS PLACES  » Il se retourne à nouveau vers la table où les conteurs sont assis – exception faite de René, resté figé sur la scène, derrière le micro. Il se met à marcher de long en large devant la table, toisant les conteurs à tour de rôle, et tous se rendent compte qu’il est en train de réfléchir, de se demander lequel d’entre eux… Il regarde Marc-André, longuement. Le rival. Puis Jean-Pierre. Le premier à lancer les hostilités ce soir. Raymonde, qui elle aussi a attaqué René, par l’entremise de son conte. Visiblement, il hésite. Un coup d’œil aussi à Karyne, assise à la table voisine. Le silence, dans le bar, est épais comme du sirop d’érable…

Soudain le policier lève la tête, comme s’il venait de penser à quelque chose. Il fait demi-tour et regarde René, toujours en scène. Ses yeux se plissent, il le fixe un long moment. Et subitement, son visage s’éclaire. Il fait signe à l’un de ses collègues, placé à la porte près de la scène. Il croise les poignets, puis montre René du doigt. L’autre acquiesce d’un signe de tête, parcourt les deux mètres qui le séparent d’un René toujours tétanisé, et d’un geste ferme et rapide lui saisit les poignets qu’il lui attache dans le dos à l’aide d’une paire de menottes. 

Le chef des policiers s’avance alors vers René, le toise, puis le contourne, le bousculant au passage et, sortant un sachet de plastique de sa poche, il s’en sert pour ramasser quelques-unes des feuilles que René avait läché à la fin de son conte. Il approche ensuite le sachet de son nez et le renifle précautionneusement, une grimace accompagnant cet étrange rituel. Il revient alors se placer face à René. 

– Du cyanure, on dirait, hein ! Dommage. On nous avait prévenus anonymement qu’il risquait d’y avoir du vilain ce soir, ici. Mais je ne m’attendais pas à du poison. Oh, j’aurais dû m’en douter, vu ce qui s’est raconté ce soir… Mais en me renseignant et en vous écoutant tous…Il semble que vous vous haïssiez tellement les uns les autres que j’en étais arrivé à me demander si on n’allait pas avoir droit à une fusillade généralisée dans ce bar… Mais du poison, ça… Oh, j’ai oublié de me présenter : Capitaine Robitaille, pour… euh, non, pas pour vous servir ! En tout cas, Monsieur le conteur, vous auriez dû être plus prudent et mieux vous renseigner !
– Mais… Mais… Balbutie un René décomposé
– Mais oui, Monsieur le conteur. Ou plutôt Monsieur l’assassin, reprend le policier sarcastique. Ce n’est pas le tout d’écrire des histoires de meurtres. Entre la littérature et la vie, il y a de grosses différences ! Et pour faire un assassin impuni, il faut éviter de disperser l’arme du crime tel que vous l’avez fait ce soir, sous les yeux de cinquante personnes. Une feuille assaisonnée dans le verre de bière, et le tour est joué, hein ! Et puis vous auriez dû trouver mieux que le cyanure. Comme poison indétectable, ce n’est vraiment pas terrible ! Même un débutant peut en reconnaître l’odeur. Bah !… La faute aux mauvais romans policiers, j’imagine. Vous escomptiez quoi ? Qu’on pense à une crise cardiaque ? « 

Il se détourne, l’air méprisant, sans laisser au pauvre René le temps de répondre quoi que ce soit. René qui ressemble à un poisson échoué sur la plage, regardant la salle d’un air affolé, ses épais verres de lunette légèrement embués par la transpiration qui lui dégouline sur le front. Sa bouche s’ouvrant et se refermant sans qu’il parvienne à articuler quoi que ce soit. René qui visiblement ne comprend pas ce qui lui arrive. Le chef des policiers le pousse alors sans ménagement vers la porte, et sort avec lui, après avoir intimé à ses subordonnés l’ordre de prendre les coordonnées de tous les présents, pour les interrogatoires ultérieurs. Ils sortent sur le trottoir, et se dirigent vers un fourgon de Police stationné non loin de là. Avant que la porte du bar ne se referme, on peut l’entendre grommeler en s’éloignant : « Des artistes, Pfff… Tous ça pour quoi ? Des rivalités d’écrivaillons….  » 

Deux heures plus tard, le bar s’est vidé. Les ambulanciers ont emporté le corps de Georgette, et l’ensemble des présents a enfin pu partir, après avoir chacun fait une déposition sommaire et promis de ne pas quitter la ville sans autorisation expresse. Tous ont admis les tensions, les rivalités, voire les haines du petit milieu du conte. Mais tous ont dit leur stupeur des évènements de la soirée. Combien ils sont atterrés. Combien ils ne comprennent pas. Certains ont même émis l’hypothèse que ce n’est pas Georgette que René visait. Mais Plutôt Marc-André. Ou Raymonde, ou… Une substitution de verre ? Certains ont aussi insinué que ce n’était peut-être pas René le coupable. Qu’il serait victime d’un coup monté. Mais les preuves sont là, éclatantes de clarté, au vu et au su de tous. Alors… 

Finalement, le dernier policier sort du bar. Marie-France est partie depuis déjà un moment. Luc, le barman, est le dernier présent. Il termine sa vaisselle et regarde la scène vide. Et tout en essuyant un verre, un sourire apparaît sur ses lèvres. Il plonge alors la main dans sa poche, en sort un flacon qu’il vide dans l’évier, avant de le rincer à grande eau. Et sourit à nouveau. D’un sourire carnassier. Psychotique…

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