Robert Deu – Ça ne sent pas bon

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Ça ne sent pas bon

« Je vous préviens, mon cher Robert, ça ne sent pas bon cette histoire, vraiment pas bon ! Vous allez voir que si les journalistes le titillent encore un peu, le ministre va décider qu’il lui faut encore plus de résultats, encore plus de chiffres, toujours plus, comme tous les mois. Tenez, j’ai fait le calcul : s’il continue ces neuf prochains mois comme il l’a fait les trois derniers, à Noël prochain il nous faudra un taux de résolution de plus de cent pour cent pour atteindre ses foutus objectifs ! Et ne me dites pas que c’est de la politique, je suis au courant, merci. N’empêche que si je ne veux pas me retrouver directeur des forces de l’ordre à Saint Trouperdu-des-bois, il faut que je lui en amène, du résultat. Et si vous ne voulez pas vous retrouver à faire la circulation sur les sentiers de motoneige du même Saint Trouperdu-des-bois, vous avez intérêt à m’y aider à lui en amener, du résultat, au ministre ! Capisce ? »

Robert Deu hocha la tête sans répondre. « Capisce, » et tant qu’à faire, « comprende » et « verstanden » aussi. Pour ce que ça changeait, autant varier les langues étrangères. Pour autant, il lui paraissait un peu malsain que le directeur de la Police utilise une expression popularisée par les films de mafia. Mais entre se le dire et en faire la remarque à voix haute, il y avait un pas de géant qu’il ne fit pas. Le directeur continua donc sa péroraison sur les avanies politiques et autres problèmes d’image du ministère, tandis que Robert Deu laissait son esprit se perdre dans les motifs hypnotiques du tapis. Technique de méditation façon tibétaine, mais en remplaçant « om » par « résultat… » Résultat, but, terme, aboutissement…

Un silence plus long que les autres le ramena sur les rives de la conscience.

– Pardon ? Vous disiez que…

– Je disais : « exécution ! » Ne restez pas planté-là, nom de nom ! Bougez-vous ! Donnez-moi au moins l’impression que vous aller chercher à me la résoudre, cette affaire de cocaïne ! Ah, je vous jure… Il y a des jours où j’ai l’impression de crier dans le désert.

– Certainement, M. le Directeur. J’y vais. De ce pas.

Trop content de se voir enfin signifier l’autorisation de se retirer, Robert Deu opéra un repli dont l’élégance et la vélocité ne manquèrent pas de surprendre le directeur. Ce dernier resta bouche ouverte, un chapitre de lamentation entamé pendouillant encore au coin de ses lèvres, à contempler la porte de son bureau se refermant comme une huître paranoïaque sur la silhouette pressée de son inspecteur. Il poussa un soupir à fendre une vitre blindée, puis retourna derrière son bureau et repris sa tâche principale de directeur, à savoir la lecture du journal – section « bourse. »

Robert Deu était satisfait de n’avoir perdu qu’une dizaine de minutes : en forme, le directeur pouvait vous tenir la jambe pendant deux bonnes heures, sans fatigue – en tout cas, sans fatigue pour lui. Perturbé, il devait l’être, le directeur : il n’avait même pas pensé à se servir de sa plaisanterie récurrente numéro un : l’appeler « de mes Deux, » c’est dire ! Cependant, cela ne réglait en rien son problème majeur : la bande de trafiquants de cocaïne récemment installés dans son secteur qui, non contents d’inonder le marché en cassant les prix, avaient entamé depuis un mois une opération de nettoyage à grande échelle, se taillant une place à la machette dans la jungle du crime local. Et « à la machette » n’était pas ici une figure de style, mais bel et bien la description d’un des ustensiles récemment utilisés dans les négociations avec la concurrence. Avec l’effet déplorable qu’on peut imaginer sur la réputation de tranquillité bourgeoise du secteur. Autre problème, pour ce qui est du nettoyage, le terme n’était que partiellement justifié : si les bas-fonds de la ville avaient vu décroître le nombre de prédateurs, les services municipaux commençaient de leur côté à avoir des soucis avec leur personnel, dont les représentants syndicaux faisaient remarquer que leur convention collective, contrairement à celles en vigueur dans les abattoirs, ne prévoyaient pas le nettoyage répété de mares de sang, pour ne pas parler des morceaux de corps humains de tailles diverses qu’on y trouvait …

La presse s’en donnait à cœur-joie, ravie d’avoir du coloré, de l’apeurant et du sensationnel à se mettre sous la dent, et les unes alternaient depuis une bonne semaine entre les appels à la constitution de milices civiles et ceux à la démission des autorités policières. « Pas le moment pour une demande d’augmentation » se dit-il. « À moins que ce ne soit une augmentation des heures de travail… » Résultat quasi-inévitable de tout ceci : Robert Deu digérait mal. Et un homme qui digère mal est un homme amoindri, tout le monde sait ça. Fatigué. Distrait. Susceptible et grognon. Tout le contraire de ce qu’il faut pour être efficace.

Une fois retourné dans son bureau, Robert s’installa dans son fauteuil, ouvrit l’un de ses tiroirs et en sortit sa panoplie médicinale. Deux gélules, quatre fois par jour. Deux cuillères à soupe d’emplâtre toutes les six heures. Un cachet si douleur. Un autre si irritations. Puis poser les mains sur le ventre, fermer les yeux et essayer de réfléchir. Comment donc coincer des malfrats trop malins, capables de mener toutes leurs affaires sans jamais utiliser un téléphone, un courriel, une lettre ? Comment faire en sorte d’avoir un minimum d’efficacité en luttant avec des gens formés à la guérilla, dans l’étrange et lointaine contrée d’Asie centrale dont ils provenaient. Un lieu où la simple possession d’un téléphone cellulaire allumé pouvait vous attirer un missile droit dans les dents, voilà qui vous formait efficacement à la discrétion. Se heurtant aux résultats d’une telle sélection « naturelle » Robert Deu se faisait l’impression d’assurer la sécurité d’un élevage de chihuahuas au beau milieu duquel on lâche soudain un groupe de pitbull dressés au combat. Pas vraiment encourageant. Pour couronner le tout, il se voyait contraint d’essayer de réfléchir avec les intestins qui dansaient la carmagnole, allant jusqu’à le forcer, plusieurs fois par jour, à des courses sans dignité vers les lieux d’aisance !

Le retour de Marigny apporta une diversion bienvenue. Marigny, le fort en thème, qui avait malheureusement l’air d’être, lui aussi, en phase avec l’ambiance générale du service : échec et déprime.

– Du nouveau sur le Balouchistan ?

– Ce serait plutôt le Kirghizstan, pour ce que j’ai pu comprendre. Mais l’un des gars est un turkmène, à moins que ce ne soit un ossète, et leur chef raconte partout qu’il est tadjik.

– Ahh…

– Ouais, comme vous dites. « Ahh. » Mais à part l’apprentissage accéléré du découpage de l’Asie centrale et des ex-républiques soviétiques, rien d’autre. Ça à l’air d’être moins facile d’entrer en contact avec eux que de faire embaucher Rocco Siffredi dans un couvent de carmélites.

– Et Interpol ?

– Interpol nous fait savoir – officieusement – que la région d’origine est chroniquement en plein bordel, que ces dernières années c’est le cousin Vladimir qui s’amuse à y jouer les Rambo, et donc qu’ils s’en contrefoutent comme de leur premier mandat de perquisition et n’ont aucune – je répète « aucune » – sorte d’information à nous communiquer. « Quand la merde vole à ce point-là dans une zone, on n’est pas fou, on évite d’y mettre notre nez » m’a confié mon interlocuteur. Off the record, bien entendu.

– Ce n’est pas avec ça qu’on va avancer. Et du côté de leur terrain de jeu ?

– On a doublé les patrouilles, doublé les gilets kevlar, doublé les primes de risque, mais à part un cratère dans le budget, pour le moment ça n’a aucun effet. À part Duvernœuil et Gouraud.

– À part Duvernœuil et Gouraud…

Les deux mâchonnèrent l’épitaphe pendant une bonne minute, Marigny fixant le bout de ses chaussures, Deu ses doigts croisés sur son ventre douloureux. Duvernœuil et Gouraud avaient été les dernières victimes de la guerre en cours. Ils décoraient depuis huit jours les façades de l’intersection Saint-Fulgence – 19è avenue, sous forme d’une fine couche organique vaporisée du trottoir jusqu’au troisième étage. En tout cas aux endroits que la pluie de ces deux derniers jours n’avait pas encore lavés. Intégration immédiate à la vie du quartier, provoquée par cinquante kilogrammes d’explosif militaire. Mais contrairement aux précédentes victimes, Duvernœuil et Gouraud étaient policiers. Même pas en service au moment de l’attentat, d’ailleurs : ils se dirigeaient vers Chinatown pour y souper avant de rentrer chez eux. Mais au lieu d’une fondue chinoise, le menu ce soir là affichait : « Poulet sauté au C4. »

– R.I.P.

– Pardon ?

– Je disais : “qu’ils reposent en paix”

– Ah ? Ouais… Bon, je vais vous taper le rapport, mais il sera plus vide qu’une cervelle de mannequin, je vous préviens.

– Ne dites pas de mal des mannequins !

– Non ?

– Non.

Marigny regarda Deu fixement, semblant sur le point d’ajouter quelque chose. Puis il tourna casaque et s’en fut, traînant les pieds, dans la direction de son bureau. Une fois Marigny sorti, Deu se remémora pour la centième fois le moment où la nouvelle de l’attentat était tombé. D’une certaine manière, elle avait fait un effet identique à celui de ces bombes à dépression, qui en une seconde aspirent tout l’oxygène autour d’elles. Un silence de mort s’était installé, pendant que chacun essayait d’admettre la nouvelle. Oh, bien sûr, ils étaient tous policiers, et à ce titre savaient que la blessure ou la mort font partie des risques du métier. Mais entre le glorieux (et entre-nous soit-dit, plus qu’hypothétique) décès pendant une fusillade façon Far-West, et la vaporisation sans préavis qui venait d’avoir lieu, il y avait un univers que, pour la plupart, ils ne parvenaient pas à franchir. C’était tout bonnement inconcevable qu’on s’attaque à eux de cette façon. Eux, les chasseurs ! Certes, en d’autre temps et d’autres lieux, cela avait pu se produire. Mais on n’était tout de même pas dans la Sicile des années 1980 ! Et d’ailleurs, maintenant, même en Sicile…

« Enfin, » se dit-il. « Triste époque. » Et de reprendre la contemplation de ses mains, en se disant que ce n’était même pas le seul problème qu’il avait à gérer. Marigny, tout de même, était-ce possible ? Car pas plus tard que l’avant-veille, en compulsant, plus par désœuvrement que par nécessité, des registres saisis récemment chez un bookmaker véreux, il était tombé par hasard sur le nom d’Ernest Marigny, inscrit en regard de sommes conséquentes. Certes, cela pouvait n’être qu’un homonyme. Certes, les registres de bookmaker sont rarement des mines d’information détaillées sur l’état civil des clients. Une chance que celui-là soit de mémoire trop chancelante pour avoir pris le risque de coder sa comptabilité, probablement de peur d’oublier le code. Mais justement, sa mémoire défaillante avait été la seule réponse ou presque qu’il avait daigné faire hier, quand Robert était allé lui rendre une visite de courtoisie, à la prison du comté. Résultat, Deu en était réduit aux hypothèses, n’osant faire d’enquête – fusse discrète, un commissariat est une maison de verre, n’est-ce pas – ni faire carrément appel à la police des polices, qui avec ses méthodes inquisitoriales et son mépris absolu de la vie privée, aurait à coup sûr posé de graves problèmes à Robert Deu s’il s’avérait qu’il ne s’agissait bien que d’une homonymie. Tout ce qu’il avait pu rassembler comme information, c’est qu’Ernest Marigny n’avait apparemment pas modifié ses habitudes de vie récemment. Célibataire, sans enfant, sans intérêt autre que son métier. Avec une fiche de paye auquel manquait au moins un zéro pour pouvoir payer les sommes qu’ « Ernest Marigny » avait dépensé tous les mois chez le fameux bookmaker. Alors, que penser ?

Dérivant mentalement sur ces vagues glaciales, Robert Deu se mit à rechercher sur l’Internet une traduction de « ça ne sent pas bon » en Kazakh. Ou en ouzbek. En tadjik. Ce fut cette dernière qu’il finit par trouver, une succession de consonnes impossibles à prononcer sans l’éternuement adéquat. « Ce n’est pas avec ça que je vais avancer, » se dit Robert. Reprenant sa dérive, il songea, apitoyé sur lui-même, à la vanité de ses efforts pour tenter d’obtenir de l’information sur les nouveaux prédateurs qui occupaient son terrain. Depuis le début de son enquête, il était bloqué. Avant même d’avoir entamé la moindre recherche, il avait reçu une note du Ministère des Affaires Etrangères, lui annonçant qu’il était inutile de chercher des motivations aux problèmes qu’il connaissait présentement, vu que lesdites motivations étaient connues, qu’il s’agissait d’un trafic d’armes international dont la drogue devait assurer le financement à long terme, et que le vendeur d’armes étant le cousin Vladimir, il était hors de question, pour des raisons de Haute Politique, de s’y intéresser moindrement. « D’autres services sont en charge de cet aspect du dossier, veuillez vous cantonner exclusivement à la partie financement, » concluait la note. Avec les ailes pareillement coupées, que voulez-vous qu’il fît ? D’autant que les trafiquants étaient d’une discrétion remarquable, et qu’aucune photographie n’existait permettant de songer à les surveiller. Quant aux indicateurs habituels, ils auraient préféré s’ouvrir la gorge eux-mêmes plutôt que de donner la moindre information, attendu que le résultat d’une délation aurait été le même, mais de manière bien moins confortable. Résultat final, une enquête qui patinait pendant que le changement de l’équilibre des pouvoirs se poursuivait en ville à une vitesse accélérée.

Regardant l’heure, Robert se dit que même si cette pensée ne le réjouissait pas particulièrement, il lui fallait quand même tenter de s’alimenter. Avec un soupir de résignation, il entreprit de se lever prudemment, ne voulant pas courir de risque en déplaçant ses intestins sans précaution. Le test étant concluant, il quitta son bureau et descendit lentement vers le petit restaurant qui jouxtait le commissariat, où il se choisit une table dans le fond de la salle. Le menu était mince, ne proposant aux convives qu’un choix cornélien entre une viande immanquablement dure et un poisson à la fraîcheur douteuse. Le légume d’accompagnement étant des frites, avec option poutine. Nouveau soupir de Robert, qui finit par se décider et évita le steak. « Si je n’arrive pas à mâcher, ça ne risque pas de m’aider pour digérer, » se dit-il. L’avantage des lieux – à défaut d’être gastronomique – était plutôt du côté de la célérité du service. Robert se retrouva donc, en moins de cinq minutes, en train de déchiqueter sans enthousiasme la chair molle d’un poisson grisâtre. Les frites, au moins, étaient croustillantes.

Cinq minutes. Cinq minutes de tranquillité, c’est tout ce que Robert obtint. À l’issue de ces trois cents secondes de confort relatif, la tuyauterie de Robert se mit à gronder, imitant celle d’un hôtel borgne. Connaissant la suite, Robert abandonna sans regret mais avec précipitation les frites restantes qui surnageaient dans le bouillon du poisson, et fonça vers la salle de bain en priant pour qu’elle soit libre. Preuve qu’un malheur peut quand même arriver seul, la cabine l’attendait, vide, et c’est avec soulagement et promptitude qu’il se défit de son pantalon et de son caleçon à fleurs. La suite tint du feu d’artifice pour ce qui est du son, des égouts de New-York pour les odeurs. Robert, soulagé, resta avachi un long moment sur le siège, l’esprit aussi vide que les intestins. C’est alors que la porte de la salle de bain s’ouvrit en grinçant.

« Ouache ! On fait vite, ça pue ! » lança une voix que Robert trouva familière, mais sans parvenir à l’identifier immédiatement. La réponse fusa, incompréhensible succession de consonnes qui semblaient plus éternuées que prononcées.

– Hein ?

– Oui. Ca pue. Bistro !

– Ouais, bistro, c’est ça. Allez, montre !

C’est à ce moment que la connexion se fit dans la tête de Robert. Cette phrase… Un coup d’œil au plafond, pour se décider, puis Robert saisit son arme de service dans son holster. Pas le temps de se rhabiller, ni de s’essuyer, de peur que le bruit ne fasse fuir les deux hommes. Il sortit son arme puis, d’un seul geste, ouvrit la porte de la cabine et cria : « Police ! Ne bougez pas ! » Le tadjik et Marigny regardèrent médusés l’apparition vengeresse, canon pointé vers eux et culottes baissées. Posées sur les lavabos, deux mallettes ouvertes laissaient voir leurs entrailles, constituées de piles de billets de banque d’un côté et de sachets de poudre blanche de l’autre. Marigny commença à tourner sur lui-même et Robert, sans réfléchir, fit feu dans le miroir, entre les deux hommes. Le bruit fut assourdissant et Marigny porta les mains à ses oreilles tandis que le tadjik lui hurlait « Pas bouge ! » Formé à la guérilla la plus sanglante, il venait instantanément de reconnaître en Robert l’adversaire le plus redoutable qui soit : celui qui est terrorisé et sait à peine se servir de l’arme qu’il tient. Quelqu’un dans cet état est aussi dangereux, à manier avec autant de précautions qu’une bouteille de nitroglycérine. Quand Robert lui cria : « Assis ! Sous le lavabo ! » Il s’exécuta sans broncher, suivi par un Marigny terrorisé, qui se tenait toujours les oreilles comme s’il avait peur de les perdre. Deux secondes plus tard, deux des hommes de Robert faisaient leur entrée, arme au poing, d’une manière qui leur aurait probablement valu les honneurs de la rubrique « obsèques » si les trafiquants avaient été l’arme à la main. Mais Robert, tout tremblant et puant qu’il était, avait la situation bien en main.

Tout aurait pu se conclure de manière quasi-glorieuse, en comptant sur la discrétion de ses subordonnés, si Robert n’avait pas ce jour-là, sans le savoir, dîné à trois tables d’un photographe du journal local. Qui fit d’abord irruption, puis son travail, moins de trois secondes après les deux policiers. « Enfin, se dit Robert quand il put retourner s’isoler dans la cabine pour tenter de retrouver un minimum de dignité, au moins on a de quoi démarrer l’enquête, maintenant. Tant pis pour la gloire… »

Le lendemain, la photo de la première page lui montrait à quel point cette conclusion était juste.

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